Le pèlerinage au sanctuaire de Galice épouse l’histoire européenne. A partir de l’invention du tombeau de saint Jacques, au IXe siècle, il prend son essor, accueillant modestes ou illustres pèlerins. Il atteint son apogée entre les XIIe et XIVe siècles, devenant même le troisième pèlerinage majeur de la chrétienté, avec Rome et Jérusalem. La pratique du pèlerinage est alors intense. On visite les restes des saints, ces « amis de Dieu », en espérant une guérison, un pardon, le salut… ou comme condamnation prononcée par un tribunal, avec pour conséquence d’exiler l’hérétique, le mécréant, loin de sa communauté.
À partir du XVIe siècle, le regard porté sur les pauvres, les mendiants, les vagabonds et les pèlerins change radicalement. Autrefois respectés en tant que personnifications du Christ, ils sont désormais accusés d’entretenir le désordre et de propager d’éventuelles épidémies. L’Eglise elle même veut fonder une foi chrétienne sur des pratiques mieux contrôlées et intériorisées : les pèlerinages de proximité vont être privilégiés vers une foule de saints et de sanctuaires.
Par ailleurs, les Etats n’aiment pas ces vagabonds de Dieu. Le pèlerin est aussi un contribuable et un soldat. Sans feu, il peut être un espio ou un brigand. A partir du XVIIe siècle, les réglementations se multiplient en Europe. En France, édits et ordonnances se succèdent dès 1665 pour exiger que toute personne désirant entreprendre un pèlerinage hors du royaume se soumette à des formalités dissuasives. En 1717, la France étant plongée dans un conflit vénéneux avec l'Espagne, le Régent va jusqu’à interdire à quiconque de quitter le territoire pour raison de pèlerinage.
Au XIXe siècle, le pèlerinage vers Compostelle n’est plus que l’ombre de lui-même. La Révolution, l’invasion napoléonienne en Espagne et l’incroyance grandissante ont relativisé sa pratique. La découverte des reliques vers 1880, suivie de la bulle pontificale Deus omnipotens (1884) qui les authentifiait, coïncide avec l’apparition d’autres sanctuaires de pèlerinage (Lourdes, Lisieux, Fatima). Mais les deux Guerres Mondiales et la Guerre Civile espagnole font que ce n’est qu’à partir de 1950 que le sanctuaire galicien retrouvera progressivement son lustre d’antan.
De nos jours, en étant parcourus par des milliers de cheminants de plus de 150 nationalités, les sentiers vers Compostelle sont devenus un héritage universel. Ils symbolisent la démarche des pèlerins durant plusieurs siècles. Ce qui a été un phénomène religieux fondé sur l’expression du christianisme trouve une résonance dans le monde contemporain : une itinérance culturelle et spirituelle.
Des personnes d’horizons divers, croyantes ou non, chrétiennes ou pas, esthètes de l’art roman, individus en quête de soi ou de communion avec d’autres, jeunes et moins jeunes…, partagent la même aventure. Ils cheminent dans le désir de rencontre, de s’échapper un temps des conditionnements, des artifices de la vie moderne et du consumérisme. Ils s’éprouvent dans leurs corps et en communion avec les autres. Ils tissent de leur pas les fils invisibles qui relient les hauts lieux de l’art sacré médiéval aux modestes églises des campagnes.
La réalité matérielle de la route permet à chacun d’ancrer sa propre histoire dans l’Histoire. « Mettre ses pas dans les pas »… en parcourant des itinéraires perçus comme chargés de sens, d’authenticité, de sacré. Cette itinérance singulière transfigure ces sentiers en un patrimoine vivant.
Moment de réflexion©jjgelbart_acir |
Fréquenter des lieux collectivement ritualisés et consacrés par l’histoire est à la source de ce phénomène de société : l’itinérance jacquaire.
En chemin©François Lepère | Lenteur |
« Faire le chemin, c’est faire l’apprentissage de la porte étroite. Se dépouiller, partir, quitter ses proches, ses amis, ses biens, sa carte de visite, pour n’emmener que l’essentiel, six à huit kilos de nécessaire pour vivre au jour le jour. Au présent. Mais, pour bien vivre une telle expérience, il faut partir au moins trois semaines. C’est le temps qu’il faut pour abandonner ses peurs, et n’être plus qu’avec soi-même »
Jean-Louis à Faycelles (Lot), cité par Jean-Claude Bourlès dans son livre “ Passants de Compostelle ”